Précédemment dans le chapitre 11: Cruel est le destin et nul ne peut y échapper pensa l’inspecteur Kipré Bouazo juste avant que ce bolide le percute de plein fouet. Le destin, ce marionnettiste fou, tirait les ficelles de l’acte final. Nous voici à l’instant « t » du crime…
Cocody, hôtel Ivoire, deux amoureux devant un réceptionniste, à l’instant « t » du crime…
Pendant qu’il remplissait une paperasse insignifiante, Kobo Jules-Sésar demanda au réceptionniste qu’il semblait connaître :
– Ils sont là ?
– Ils vous attendent impatiemment monsieur, répondit l’employé de l’hôtel. Vous verrez monsieur, reprit-il, nous avons concocté un de ces décors inoubliables dans votre suite.
Jules-Sésar releva la tête, ils sourirent puis échangèrent un clin d’œil amusé, complice. Pour qui bénéficie des largesses et indulgences de la vie, il ne faut jamais éviter de donner la pièce aux garçons de café, de restaurant, aux chauffeurs de taxi, au petit personnel et, Jules-Sésar se fendit d’un généreux pourboire à l’hôte d’accueil. A ce moment, tous deux entendirent une parole qui résonnait comme un testament.
– Cécilia Kablan, tu es mon seul et unique bien sur terre comme en enfer, vociféra un inconnu.
Jules-Sésar, le sang glacé, se retourna pour voir.
« Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices ! Suspendez votre cours : laissez-nous savourer les rapides délices des plus beaux de nos jours ![1] »
Dix secondes avant la fin de tout, le temps, suspendu. Plus rien ne bougeait, plus rien ne respirait, plus rien ne faisait rien, quelqu’un avait appuyé sur le bouton Stop de la télécommande de la Vie. Dans ce décor figé, Jules-Sésar fronça les sourcils et distingua une ombre à l’entrée de l’hôtel, « mais que fait-elle là-bas dans ce coin ? » s’interrogea-t-il. Réponse : ce même quelqu’un appuya sur le bouton Play de la télécommande de la Vie, tout se mut à nouveau, tout reprit sa respiration et, après ces dix secondes, une double déflagration : bang ! Bang !
Kobo Jules-Sésar s’était retourné pour la voir, la mort…
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Cocody, hôtel Ivoire, deux amoureux devant un réceptionniste, à l’instant « t » du crime…
Pendant que Jules-Sésar remplissait une paperasse insignifiante, Cécilia s’amusait à faire glisser de peu discrètes câlineries sensuelles sur son cou, ses oreilles, son ventre. Lui, visiblement dans l’embarras, contenait difficilement tous les haut-le-corps réveillés par ses caresses délicates.
– Un peu de retenue Cécilia, quelqu’un pourrait nous voir tu sais qu’Abidjan est petit, fit-il mine de protester.
– Depuis longtemps sachez-le, cher monsieur je-veux-tromper-ma-femme-sans-me-faire-choper, nous avons été démasqués, dit-elle un brin moqueuse. Qui te dit que parmi les gens dans ce hall, personne ne t’a reconnu ? Hein ? Qui te dit que ce monsieur – Youssouf Soro indiqua-t-elle après une légère inclinaison de la tête pour lire les nom et prénom accrochés à l’uniforme de l’homme – en face de nous, n’ira pas cracher le morceau dans un de ces tabloïds people comme Top Visages[2] ? Hein ? Qui te dit ?
Tous deux jetèrent un regard inquisiteur et réprobateur sur le pauvre réceptionniste qui tendait la main pour recevoir les cinq billets de dix mille francs CFA en guise de dringuelle[3]. Celui-ci les regarda niaisement avec un véritable sourire d’abruti barrant son visage. Jules-Sésar fit semblant de se rétracter et de remettre l’argent dans sa poche.
– Impossible madame, chuchota le réceptionniste en ravalant sa salive. Je suis comme un cimetière où viennent se reposer pour l’éternité des millions de secrets.
A ce moment, tous les trois entendirent une parole qui résonnait comme un testament.
– Cécilia Kablan, tu es mon seul et unique bien sur terre comme en enfer, vociféra un inconnu.
Cécilia, terrifiée, ayant reconnu ce timbre vocal-là, se retourna pour savoir.
« Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices ! Suspendez votre cours : laissez-nous savourer les rapides délices des plus beaux de nos jours ! »
Dix secondes avant la fin de tout, le temps, suspendu. Plus rien ne bougeait, plus rien ne respirait, plus rien ne faisait rien, quelqu’un avait appuyé sur le bouton Stop de la télécommande de la Vie. Les draps noirs de la mélancolie, enveloppèrent deux êtres promis à l’amour, les isolant du reste de la foule dans une espèce affolante de troisième dimension où des éclairs de questions et d’aveux passaient dans le champ électromagnétique de leurs yeux, comme les ondes invisibles des antennes-relais postées sur la plupart des grands immeubles abidjanais. « Sébastien, comment a-t-il su ? ». Réponse : ce même quelqu’un appuya sur le bouton Play de la télécommande de la Vie, tout se mut à nouveau, tout reprit sa respiration et, après ces dix secondes, une double déflagration : bang ! Bang !
Cécilia Kablan s’était retournée pour savoir, savoir que la trahison a un prix : bang ! Bang ! son amour Sébastien Kouassi venait de la descendre et s’enfuyait…
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Yopougon, dans la forêt du banco, quatre heures et bientôt quinze minutes après le crime…
Ses pensées secouées dans tous les sens comme un navire balloté dans une tempête, Sébastien Kouassi, prostré dans sa voiture, pleurait. Les notes mineures de « Lost without you » de Robin Thicke, comme des décharges de chevrotines, achevaient de cribler un cœur ravagé par la peine. Il devait terminer son « testament », sa main tremblotante se saisit du stylo.
« Cécilia,
Là où tu es, peux-tu m’entendre ? Oui, je sais que tu m’entends, écoute çà du moins lis çà. J’ai tué La Camerounaise, j’ai tué ce monsieur qui de toute évidence était ce minable KJS et je t’ai tuée, bébé. Quelques minutes après que vous ayez quittés cette Jaguar, je vous ai suivis, comme un félin. Dans l’escalier souterrain qui menait au hall de l’hôtel, cette bonne femme m’a dépassé, je l’ai vue vous observer curieusement et se caler dans un coin à attendre. Attendre quoi ? Je ne sais pas. Je n’ai pas voulu te tuer même si je te maudissais quand, depuis notre voiture, je te voyais faire des conneries avec cet homme. Mais, quand j’ai dit : « Cécilia Kablan, tu es mon seul et unique bien sur terre comme en enfer », je n’ai pas supporté que ce con de KJS te tire vers lui comme pour te protéger. Te protéger de quoi ? De moi ? Voulait-il par ce geste te dire qu’il t’aimait plus que moi, qu’il te préserverait plus que moi de tous dangers ? Pour qui se prenait-il ? Je n’ai pas supporté ce nouveau vol, ce nouveau viol, je vous ai grillés.
Cécilia, as-tu senti cette douleur dans mon regard ? Cécilia, as-tu palpé ma douleur dans l’écoulement fugace de ces secondes ? Cécilia, as-tu seulement pu sentir une seule fois cette douleur lancinante qui brûle tout mon corps, qui me consume et me réduit en cendres comme une feuille dévorée par les morsures du feu ? Cécilia, aurais-tu pu vivre longtemps avec cette terrible douleur qui réussit le tour de force de n’être nulle part en particulier mais s’infiltre comme un fourmillement incommodant partout où je peux ressentir quelque chose ? Cette douleur qui mange l’innocence de l’âme amoureuse comme un bahéfouê[4], est-ce donc çà la douleur acide, piquante et insupportable que ressentent les hommes et femmes trompées, cocufiées, humiliées ? Je me sens seul, je suis un mort-debout. Cécilia avant de t’abattre, c’est toi qui m’as flingué en premier. Je suis mort le jour où dans ton téléphone portable j’ai tout découvert. Et dans l’escalier souterrain, crois-moi, j’ai déchiffré dans les yeux de cette femme inconnue, la même détresse funeste.
Après vos deux meurtres, rendu fou par ce sang qui avait giclé sur mon visage et mes vêtements, j’ai couru sous cette pluie déchaînée jusqu’à la voiture. La femme inconnue du hall de la tour de l’hôtel Ivoire se tenait comme un zombie devant la portière, me tenant en respect avec un pistolet aussi gros que le mien. Le déluge plaquait sa robe sur son corps de femme mature, ses larmes se mêlaient aux gouttes d’eau qui ricochaient sur ses lèvres et la pointe de ses seins. Elle était petite, belle, la tristesse scintillant dans un regard de braise. Sous cette averse, elle me dit : « je m’appelle madame Kobo Madjara Mariam. Je sais depuis trois mois que mon mari, Kobo Jules-Sésar, a une aventure et incognito, je le suivais comme une détective. Aujourd’hui à son réveil, je l’ai menacé en feignant de ne pas connaître l’existence de cette femme, Cécilia[5]. Je sais tout d’elle : son emploi trouvé par mon mari dans une compagnie d’assurances, sa vie de famille parfaite avec vous, sa double vie mensongère de prostituée dans cette agence « Africa Event » tenue par cette soi-disant directrice de communication, Edith Likane Séry. Je sais, après recoupement des textos, des appels et des mails envoyés par mon époux, que c’était elle, La Camerounaise. Je sais tout de cette histoire je vous dis. Si vous ne l’aviez pas fait, j’aurai accompli ce double meurtre dans l’hôtel. Dois-je vous tirer mon chapeau ? Je ne sais pas. Que faisons-nous à présent ? Je ne sais pas. A quoi nous accrocherons-nous maintenant ? Je ne sais plus, je n’ai pas d’enfant et vous, une petite fille vous attend. Vous avez tué votre femme et mon mari, il ne me reste plus rien, il ne me reste plus rien à attendre de la vie, il ne me reste plus rien à espérer de l’amour que… »
Cécilia, cette femme désespérée retourna son arme contre elle aussi vite que la balle expéditive qui explosa dans sa bouche, paw ! Son sang sur la voiture, je me tins coi, horrifié. Trois morts pour deux. Je grimpai dans la Toyota Carina pour m’éloigner de cet endroit maudit, roulant sur ce macchabée couché au pied de la voiture. Tout çà à cause de toi, femme infidèle… »
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Les chauves-souris se dirigent en émettant des ultrasons qui leur permettent de repérer et éviter les obstacles. Pourquoi alors cette colonie de chauves-souris vint se crasher sur le pare-brise de la Toyota Carina ? Sébastien poussa de longues minutes durant un hurlement d’effroi, lançant des ruades contre un ennemi déjà mort de n’avoir pas su bien se guider, balançant son stylo comme un javelot sur les ailes écrabouillées de ces animaux. Il retrouva progressivement son calme, crut dur comme fer à des signes prémonitoires, ramassa craintivement le stylo – sait-on jamais s’il ne se transformât en akpani[6] sanguinaire – et repartit dans ses confidences.
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« Cécilia, pourtant je t’aimais, n’klôli wô[7], i tou mi fè diarabi[8], beugone nala[9] comme chante tous les jours ta copine sénégalaise Ramatou. Si je savais dire « je t’aimais » dans toutes les langues du monde, je te l’aurai dit ici. Te souviens-tu de la première fois, de la première fois que nous nous vîmes ?
Cécilia, moi je n’ai rien oublié car c’était le 24 novembre 2000. Le 24 novembre 2000[10], Laurent Gbagbo appelait les Ivoiriens à descendre dans la rue pour protester contre les fraudes électorales orchestrées par le général Guéï Robert. Je me souviens avoir bien entendu à la radio : « le pouvoir est dans la rue, allez le conquérir. » Aussitôt, la déferlante d’une marée humaine sur le boulevard Latrille en direction de la RTI[11]. J’étais chez mon oncle aux Deux Plateaux non loin du supermarché Sococé. Avec mon frère, le rondouillet Gary – tu l’appelais Garyton-le photographe à cause de sa passion pour les appareils photos numériques – nous partîmes emportés par ce cortège pour écrire une page de l’histoire de la Côte-d’Ivoire. Cependant, Gary, plus prudent, renonça à cette aventure périlleuse. Peu importe, çà m’arrangeait, un souci en moins. Dans le creux de la route juste après le carrefour des 198 logements avant La Cité des Arts[12], une barrière de jeeps de l’armée en faction devant le sinistre « carrefour de la mort », nous boucha le passage. Nous reconnûmes le tristement célèbre Boka Yapi, homme de main du général Guéï, en tenue de combat, posté sur un véhicule tel Marianne brandissant le drapeau de la révolution française. Sans sommation, un obus lancé, deux obus lancés, trois obus lancés, des rafales de mitraillettes, des détonations de fusils, un mort, deux morts, des dizaines de morts, des hommes et femmes qui tombaient comme les cibles en papier d’un parcours de tirs, des pleurs, des cris, des cris fusant dans tous les sens, la débandade dans la pagaille et ces jeeps qui foncèrent pour nous écraser.
Cécilia, je galopais plus vite qu’un cheval évitant les obstacles humains comme un running-back[13] de football américain. J’ai dû certainement battre le record du monde de Cocody entre le carrefour des 198 logements et l’église Saint-Jacques des Deux Plateaux. Mais, la mort à mes trousses filait comme une Lamborghini et me rattrapait comme Usain Bolt. A la hauteur de l’église, je plongeai comme un nageur dans un de ces caniveaux creusés tout le long du Latrille. Un tir se perdit dans le talus juste au-dessus. Les militaires sautèrent de leur jeep, me retrouvèrent, me rossèrent avec leur matraque du mieux qu’ils purent. Les dents serrées, je résistai à cette vague de brutalité.
Je me devais de résister pour dire merci à Dieu que ces hommes armés ne m’aient point abattu. Je me devais de résister sans bouger ni me protéger parce que sous moi, il y avait quelqu’un, il y avait une magnifique fille, il y avait toi, Cécilia. Ces soldats ne t’avaient pas vue. Depuis belle lurette planquée là, je t’avais recouverte comme un linceul après mon saut de l’ange dans cette rigole. Mon amour, j’ai tout encaissé pour toi sans broncher. Pour oublier le mal qui me brisait les vertèbres, chérie, je m’imaginai paradoxalement en train de te faire l’amour. Je prenais possession de ton corps aussi sauvagement que cet orage de coups de matraque. Je t’embrassais puis suçais tes lèvres comme un affamé arrache de ses dents la peau d’une mangue mûre et se pourlèche ses lèvres salies par le jus qui coule. Ma langue se promenait sur tes seins comme un enfant promène la sienne dans un pot de yaourt vidé. Je battais la peau tendue de tes fesses comme un joueur de tam-tam exalté. Je dépensais toute mon énergie dans le jardin de tes jambes comme un cultivateur baoulé laboure la terre pour faire des buttes d’ignames. Et toi, sous moi, importunée par cette érection pressant ton ventre, tu as tenu, tu as résisté, muette, parce qu’il y allait de nos deux vies. Une scène – comment dire? – insensée. Je comprends que tu aies tenu à rappeler cet épisode cocasse dans le second paragraphe de ta lettre à La Camerounaise.[14]
Evanoui après ce tabassage, les militaires m’ont laissé pour mort. Tu as attendu mon réveil, tu m’as ramené chez moi, nous n’avons plus cessé de nous fréquenter amicalement jusqu’à ce 14 février 2002 où, du sadisme le plus fruste a jailli comme dans un puits de pétrole le torrent de notre amour pour le meilleur et le pire. Et le meilleur, c’était avant, et le pire, c’est aujourd’hui. Et aujourd’hui, je me suiciderai comme cette madame Kobo Mariam à qui j’ai tout pris mais, qui se préparait à tout me prendre. Je me suiciderai parce que c’est çà le vrai courage, c’est çà l’acte ultime et merveilleux de l’amour devenu impossible à vivre.
Je t’aimais Cécilia, j’aimais notre fille, j’aimais notre famille.
Je t’aimais Cécilia…
…Ton homme pour l’éternité, Sébastien Kouassi »
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Il plia soigneusement les feuilles de son « testament », sortit de sa caisse pour ôter ses vêtements du pot d’échappement car çà n’aurait servi à rien, se saisit d’un long tuyau d’arrosage dans son coffre qu’il relia du pot d’échappement à l’habitacle de sa voiture, remonta sa vitre jusqu’à coincer le tube et démarra le moteur de sa voiture. Un tueur silencieux, le monoxyde de carbone, s’infiltra doucement dans l’automobile comme un dangereux serpent prédateur, la langue fourchue à l’air, zigzague dans la broussaille. Au bout de quelques minutes, Sébastien eut de violents maux de tête, fut pris de vertiges. La frousse de mourir apparut, il tenta de tirer le loquet mais, tirer le loquet de la portière signifiait vivre, non ! Vivre ? C’était trop lâche pour un assassin pensa-t-il. Sa main, résignée, quitta la petite barre mobile. La mort est le salaire de la passion amoureuse flouée et lui ne devait en aucun cas y déroger. Il suffoquait, se tenait la gorge à deux mains, bavait comme un chien enragé, ses yeux hors de leur orbite comme les yeux de têtards écrasés faisaient peur à voir, ses muscles ne répondaient plus, il perdit connaissance, le coma, le bruit aigu et continu d’une tonalité d’électrocardioscope. Plongé dans cette noirceur, il marchait vers une lumière blanche d’où il entendait des cris joyeux de bambins. Il arriva à la frontière entre cette obscurité et cette blancheur, ce point de non retour. Il vit Cécilia, Jules-Sésar et une multitude d’enfants, heureux, tous lui tendaient les mains : la fin…
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Deux Plateaux, au troisième étage d’un immeuble près du commissariat du 12ème arrondissement, il est six heures et demie du matin…
Un Ivoirien sur trois est un ronfleur[15]. Mais ce ronfleur ne sait pas que l’apnée obstructive du sommeil se caractérise par un ronflement intense ponctué d’arrêts respiratoires complets ou partiels. Ce syndrome s’il n’est pas décelé et soigné est un facteur de risque de maladies cardiovasculaires.
Mais, Sébastien Kouassi le sait depuis que cette maladie a emporté son père dans un accident vasculaire cérébral le jour de ces 15 ans. Beaucoup de personnes avaient dit que la mort de son père, dans son sommeil, était due aux sorciers puisqu’il était impossible, qu’un homme de 60 ans bien portant, légèrement ronfleur, meurt ainsi. Adulte, un de ses oncles médecins lui avait dit soupçonner l’origine du décès de son père aussi lui recommanda-t-il vivement de faire des examens idoines. Ainsi prévenu, Sébastien Kouassi, traumatisé, se refusa malgré tout à toute consultation.
Cécilia Kablan dormait très mal, gênée par les ronflements bruyants comme un moteur de tracteur de son chéri. Puis avec le temps, s’étant habituée, ces derniers se transformèrent en berceuse. Mais dans cette aube naissante, Sébastien ronflait bizarrement comme le bruit des ratés du moteur d’une pirogue avikam de Grand-Lahou[16]. Elle se réveilla en sursaut, vit sa langue qui pendait, le secoua et lui administra des claques comme Obélix sur les Romains jusqu’à ce qu’il revienne à lui, dans une longue inspiration tirée à pleins poumons.
– Chérie, es-tu morte ? Sommes-nous au paradis mon bébé ? Cécilia m’as-tu déjà trompé ? Tu as un amant n’est-ce pas ? questionna-t-il le regard perdu sur le visage de sa femme, souriant béatement comme s’il voyait un ange.
– Je n’ai pas d’amant, je ne t’ai jamais trompé, tu n’es pas au paradis mais dans notre lit d’amour et, je suis plus vivante encore que la gifle que tu vas recevoir tout de suite, dit-elle énervée, enchaînant avec la plus monumentale gifle qu’il reçut de sa vie.
Et, Sébastien Kouassi se réveilla pour de bon, debout sur son lit, une érection matinale dressée comme un piquet…
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Deux Plateaux, au troisième étage d’un immeuble près du commissariat du 12ème arrondissement, il est seize heures quarante-cinq de l’après-midi…
« Samedi 14 février 2009,
Il est 17 heures moins quinze minutes à Abidjan Cocody les Deux Plateaux.
Je m’appelle Sébastien Kouassi, j’ai trente-deux ans et je suis conseiller-clientèle chez un opérateur téléphonique. J’ai piqué une sévère crise d’apnée obstructive du sommeil mêlée à un rêve, un mauvais rêve, un thriller politico-policier affreux, un rêve pénible de science-fiction, une pitoyable fausse tragédie amoureuse. Bref, un cauchemar dont j’ai tenté de me souvenir et de vous retranscrire fidèlement les actions et déplacements. Tous ces personnages existent mais je ne les connais pas, je ne les côtoie même pas, sauf ma chérie Cécilia, mon ami Serges Boli et ce chien dégueulasse qui dort tous les soirs à côté de ma voiture. Comment ai-je pu les intégrer, tous, dans ce cauchemar ? Comment par ailleurs j’ai pu vivre dans un immeuble de la Résidence Paillet alors que je suis dans un appartement des Deux Plateaux? Il nous arrive bien des fois de voir des personnes inconnues dans nos rêves et de vivre avec elles. Par exemple, il n’y a pas longtemps, je mangeais avec tous les Présidents du monde et ils me faisaient des tapes amicales dans le dos à cause de ma brillante élection à la présidence de la république de Sébastianie, surtout le petit Nicolas Sarkozy. Encore un rêve de fou !
Sans mon épouse, Cécilia, bientôt 30 ans, je ne serai peut-être pas ici à écrire ce début de journal. Elle m’a sauvé et, je ne peux faire comme si ce cauchemar n’était pas une alerte divine. C’est décidé, je vais me soigner.
Mais ce qui m’a conduit à écrire ce petit journal, c’est ce texto reçu à 13 heures 22, pendant que ma femme et moi nous nous attablions. Lisez-moi çà : « ce samedi soir, jour de Saint-Valentin, mon cœur, n’oublie pas que tu m’as promis un romantique restaurant parce que moi, je n’oublierai pas de te fatiguer au lit comme tu le mérites hi hi hi… Paty ta tigresse bété. »
Les voies utilisées par Dieu pour nous parler sont si explicites pour qui se pique de les déchiffrer. Et moi, ma mère m’a toujours dit que les songes – rêve ou cauchemar – sont les voies privilégiées de Dieu. Avec toutes les angoisses et mésaventures que j’ai vécues dans ce mauvais rêve, je ne pouvais faire comme si celui-ci n’était pas un ordre divin me commandant de ranger ma vie et d’arrêter de tromper cette merveille qu’est ma femme, Cécilia Kablan.
Je le dis dans l’intimité de ce journal de même qu’à vous, fantômes curieux qui êtes en train de lire par dessus mon épaule que : à 17 heures 10 ou 15 à tout casser, je vais rompre avec Patricia Nadré Lago, ma maîtresse. Obligé !
Ce sera tendu pour elle mais, que voulez-vous, c’est le temps du changement. C’est comme çà !
Sinon entre nous, se détacher d’une tigresse bété sans égratignure, çà va être dur…
J’ai peur !
…Sébastien »
♦♦♦
The end
Une nouvelle écrite par Edouard AZAGOH-KOUADIO.
« Aucune reproduction, même partielle, autres que celles prévues à l’article L122-5 du code de la propriété intellectuelle, ne peut être faite de cette œuvre sans l’autorisation expresse de l’auteur. »
[1] Il faut rendre à Alphonse de Lamartine (1790-1869) ce qui lui appartient. C’est une strophe de son poème Le lac lui-même tiré de son recueil « Les Méditations poétiques ». Pour ceux qui sont intéressés vous pouvez consulter ce poème sur ce site : http://poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques/poemes/alphonse_de_lamartine/le_lac.html. Et pour ceux qui connaissent ou ne connaissent pas l’auteur et qui veulent le (re)découvrir, vous pouvez vous rendre sur ce site : http://damienbe.chez.com/biolam.htm.
[2] Top Visages est le magazine people ivoirien par excellence. Pour ceux qui sont avides d’infos people en Côte-d’Ivoire, vous pouvez cliquer sur ce lien : http://topvisages.net.
[3] La dringuelle est le nom donné au pourboire en Belgique.
[4] Bahéfouê est un mot de l’ethnie baoulé qui désigne les méchants sorciers mangeurs d’âmes.
[5] Voir le chapitre 3 de l’histoire où, cette femme regardait stupéfaite son mari dans une crise inédite de somnambulisme pornographique.
[6] Un akpani est l’appellation en nouchi de la chauve-souris.
[7] N’klôli wô veut dire en baoulé soit « je t’aimais ou je t’ai aimé(e) ».
[8] I tou mi fè diarabi veut dire en dioula « je t’aimais chérie ».
[9] Beugone nala veut dire en wolof « je t’aimais ».
[10] Pour ceux qui veulent faire des recherches sur cette date, je vous conseille le livre de Thomas Hofnung, La crise en Côte-d’Ivoire, dix clés pour comprendre, paru aux éditions La Découverte. Mais vous pouvez aussi cliquer sur ce lien qui, même s’il est une réponse gouvernementale à un rapport des Nations-Unies, vous donnera quelques informations utiles : http://www.un.org/french/hr/ivoryresponse.pdf
[11] Radiodiffusion Télévision Ivoirienne qui est la chaîne de télévision généraliste et publique qui émet depuis Abidjan. A cette époque, il se racontait que la RTI était prise en otage par les militaires d’où une ruée de la population pour la « sauver »
[12] Les 198 logements et La Cité des Arts sont deux quartiers résidentiels de la commune de Cocody.
[13] Le running-back est un joueur de football américain évoluant dans l’équipe offensive. Pour avoir une meilleure idée de ce poste, cliquez ici : http://fr.wikipedia.org/wiki/Running_back
[14] Lire le chapitre 8 de la nouvelle où Sébastien, tombé sur une enveloppe marquée « POUR MA PETASSE, TA PUTE CECILIA, découvre les secrets révélés par Cécilia.
[15] Statistique provenant d’aucune source fiable. C’est une pure invention de ma part pour les besoins de l’histoire.
[16] Grand-Lahou est une ville et un département de la Côte-d’Ivoire située au sud, au bord du golfe de Guinée et à l’embouchure du fleuve Bandama. L’avikam est la langue vernaculaire de cette ville de même que le Dida et le N’zima. Cette ville est réputée pour ses pirogues et pinasses traditionnelles qui assurent le transport de personne et de marchandise. Cliquez sur ce lien : http://fr.wikipedia.org/wiki/Grand-Lahou